
L’ENFER
« Zone grise de l’original (des bifaces aux NFT) »
Dans la vulgate des archivistes du film l’endroit où se retrouve ce qui ne peut plus être présenté est nommé l’enfer. Le terme est emprunté à ces parts maudites des bibliothèques où étaient conservés les ouvrages condamnés à l’oubli pour des raisons morales et idéologiques dans le but que ces derniers ne viennent pas contaminer l’ensemble. La collection des films du Musée national d’art moderne – Centre Pompidou – possède sa propre zone grise où se sont accumulées, au fil du temps et des activités de l’institution, des copies fragiles, abimées, malades, incomplètes, sans droit, ou encore non attribuées. Ce que l’on y trouve a perdu, définitivement ou temporairement, sa valeur, son utilité, mais également son statut d’œuvre. Après des années d’accumulation, et cela sans aucune forme d’organisation logique, les étagères des réserves sont devenues le lieu de sédimentation d’une collection d’œuvres qui n’en sont plus. C’est depuis cet espace interstitiel, cet entre-deux d’une collection, qu’il devient possible d’écrire une histoire critique du cinéma au musée ; en piégeant « notre propre culture avec ses interstices, ses déviances, ses phénomènes mineurs, ses petits couacs, ses fausses notes. » pour citer Michael Foucault. L’un des points communs entre ces films dépréciés est d’avoir été projetés. C’est parce qu’elles sont accidentées par leurs présentations répétées que ces copies ne sont plus projetables. Comme un impensé de la programmation, la projection condamne le film à sa disparition. Qu’advient-il de cette destruction lorsque l’on évoque ces films conservés dans l’enfer ? Peut-on détruire un film deux fois ? Que resterait-il à voir ? Sur le plan éthique, il est problématique de présenter une œuvre dans un mauvais état, sauf à considérer (et énoncer) que ce que l’on projette est autre chose. Les copies de l’enfer sont destinées à exister privées des films qu’elles transportent, et les présenter revient à manipuler des traces de leurs expositions passées. En partant du postulat qu’il n’y a plus rien à voir, envisager une programmation autour de l’enfer c’est éprouver l’écriture d’une séance dans laquelle plus rien n’est œuvre et où tout fait œuvre. (Jonathan Poutier)