CINÉMA ET MONDE PAYSAN TENTATIVE DE PÉDAGOGIE PARTICIPATIVE


lun. 30 janv. 2023   10h00
mar. 31 janv. 2023   10h00
mer. 1 févr. 2023   10h00
Cycle

un séminaire expérimental proposé par Federico Rossin

lun. 30 janv. 2023, 10h00 - 22h30: films, discussions, repas midi et soir, sur inscription


UN SÉMINAIRE EXPÉRIMENTAL PROPOSÉ PAR FEDERICO ROSSIN LES 30-31 JANVIER ET 1 FÉVRIER

HORAIRES:
10h-12h30 séminaire
12h30-14h00 repas
14h00-18h00 séminaire
18h00-20h00 apéro et repas
20h00 projection publique

SUR INSCRIPTION:
cinema@spoutnik.info
20CHF/jour
50 CHF les trois jours
(comprend les repas, la formation et les projections publiques )
avec la possibilité de faire 1, 2 ou les trois journées de formation

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L’été dernier, Federico Rossin est venu au Spoutnik pour présenter la série LE JOURNAL D’UN MAÎTRE D’ÉCOLE, extraordinaire tentative de pédagogie radicale en Italie dans les années 70. Ces films, Federico les a introduits avec beaucoup de générosité, avec un immense désir de les partager. Cela nous a donné envie de prolonger l’expérience sur un temps plus long. Il se trouve que Federico a l’habitude d’organiser des séminaires qu’il nomme «expérimentaux». On lui a glissé notre envie de creuser dans le champ de la paysannerie au cinéma. Depuis qu’on est là, on a essayé de se tenir près de cette histoire minoritaire du cinéma. Faire ce séminaire, c’est vous inviter à continuer cette recherche avec Federico et nous. On souhaite que ces moments soient conviviaux et collectifs. Ainsi nous regarderons des films, en discuterons et partagerons des repas.
Tom et Nathan

Comment le monde paysan a-t-il été raconté, montré, idéalisé ou méprisé par le cinéma ? Comment transformer la transmission de l’histoire de plus d’un siècle de représentation cinématographique d’une classe économique et sociale, en une expérience d’émancipation collective, en une prise de conscience politique aussi subversive que possible ? Ce séminaire tentera d’être tout cela à la fois ; il s’agira, en somme, d’une tentative de pédagogie participative et du récit d’une histoire du cinéma par le bas.
Federico Rossin

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CINEMA ET MONDE PAYSAN UNE LONGUE HISTOIRE

Comment le monde paysan a-t-il été raconté, montré, idéalisé ou méprisé par le cinéma ? Comment transformer la transmission de l’histoire de plus d’un siècle de représentation cinématographique d’une classe économique et sociale, en une expérience d’émancipation collective, en une prise de conscience politique aussi subversive que possible ? Ce séminaire tentera d’être tout cela à la fois ; il s’agira, en somme, d’une tentative de pédagogie participative et du récit d’une histoire du cinéma par le bas.

Le cinéma n’a jamais manifesté un intérêt profond pour le monde paysan : depuis son apparition, le septième art s’est surtout présenté comme lié à la modernité et à la ville. Les films des opérateurs Lumières sont pour la plupart des images urbaines ou des vues exotiques extra-européennes, et ceux de Méliès sont des fantaisies ou des reconstitutions historiques tournées uniquement en studio et fortement théâtralisées par l’utilisation de trucages et de décors. Les paysages naturels et agraires apparaissent peut-être pour la première fois avec une pleine conscience du statut social et économique du paysan dans A Corner in Wheat [Le Spéculateur en grains] (1909) di D. W. Griffith, qui deviendra un film clé pour Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, auquel ils rendront idéalement hommage dans Trop tôt, trop tard (1982).

Au tournant des années 1920 et 1930, les cinéastes soviétiques dé-réalisent le terrifiant contexte économique et répressif de la collectivisation forcée des terres, magnifiant l’immense effort productiviste soit par une solution purement formaliste (Sergei Eisenstein, Старое и новое [La Ligne générale], 1928 – et Mikhaïl Kaufman, Небывалый поход [Une campagne sans précèdent], 1931) ou par un lyrisme panthéiste ancestral (Alexandre Dovjenko avec Земля [La Terre], dont la leçon sera reprise quarante ans plus tard, toujours sur le sol ukrainien, par Leonid Osyka dans Каменный крест [La Croix de pierre], 1967).
Pour Hollywood, le monde paysan n’a jamais été assez sexy, à part City Girl [L’Intruse] (1930) de F.W. Murnau, qui, sur le sujet, n’est pas tout à fait abouti. C’est d’ailleurs pour une production indépendante et non pour une des Majors, que King Vidor réalise le pionnier Our Daily Bread [Notre pain quotidien] (1934). Sa leçon stylistique et éthique sera reprise et radicalisée par John Ford, la crise économique mondiale passée (1940), dans The Grapes of Wrath [Les Raisins de la colère], et par Jean Renoir – The Southerner [L’Homme du sud], 1945 – et seulement quarante ans plus tard par Rob Nilsson et John Hanson dans le malheureusement oublié Northern Lights (1978), un chant du cygne néo-réaliste tardif sur un monde rendu invisible par l’industrie cinématographique nord-américaine.

En France, dès les années du cinéma muet (André Antoine, La Terre, 1921), le monde paysan devient la toile de fond de drames torrides liés à la terre, à la propriété et à l’injustice : les données documentaires ne sont jamais exemptes d’une certaine complaisance dans la description de la misère matérielle des paysans, de l’avarice atavique des propriétaires, de l’égocentrisme forcené de la noblesse terrienne (Jean Dréville, La ferme du pendu, 1945). Un tout autre registre est adopté par Marcel Pagnol qui filme plutôt, en plein air, la résistance paysanne face à l’arrogance stupide des nouveaux riches propriétaires terriens dans deux films admirables, réalisés avec la complicité de Jean Giono, Jofroi (1933) et Regain (1937).
Le fascisme s’intéresse au paysan en le présentant comme une figure ancestrale et racialement pure, en parfaite cohérence avec le dogme Blut und Boden : les régimes de Vichy et de Mussolini encouragent le retour à la terre et exaltent la vie à la campagne contre la corruption de la ville. Même les grands cinéastes n’ont pas échappé à cette tendance – Henri Storck, Boerensymfonie [Symphonie paysanne], 1942-1944 – tandis que d’autres ont réussi à ne pas succomber aux sirènes essentialistes de l’idéologie – Jacques Becker, Goupi mains rouges, 1943.

Dans l’après-guerre, c’est le documentaire qui montre le plus justement la réalité du monde rural : l’observation minutieuse de la vie, du rythme de travail et des rituels des paysans est au centre de quelques chefs-d’œuvre dont Farrebique ou les Quatre Saisons (1946) de Georges Rouquier (qui
sera suivi quarante ans plus tard par Biquefarre, 1984), Parabola d’oro (1955) de Vittorio De Seta, Acto da Primavera [Le Mystère du printemps] (1963) de Manoel de Oliveira, Fazzoletti di terra [Petits lopins de terre] (1963) de Giuseppe Taffarel, l’extraordinaire série amateur en 8mm I Paisàn (1956-1991) de Giuseppe Morandi, et quelques croisements réussis entre fiction et documentaire, comme le méconnu Gli ultimi [Les Derniers] (1963) de Vito Pandolfi, et le tardif et esthétisant Le Cousin Jules (1972) de Dominique Benicheti.

Avec l’émergence des cinématographies post-coloniales, le tiers-monde s’approprie enfin la question rurale en la politisant et en la débarrassant des esthétismes et des misérabilismes. Le Cinema Novo brésilien a complètement régénéré la figuration et l’esthétique du film paysan avec des œuvres comme l’essentiel Vidas Secas [Sécheresse] (1963) de Nelson Pereira dos Santos ou le méta-documentaire Cabra Marcado Para Morrer [Un homme marqué par la mort] (1964-1984) d’Eduardo Coutinho. En Amérique du Sud également, des formes hybrides de plus en plus participatives fleurissent : les paysans ne jouent pas seulement leur rôle dans les reconstructions historiques anti-impérialistes (Miguel Littín, La tierra prometida, 1972), mais collaborent également à l’écriture, à la mise en scène et au montage, déconstruisant ainsi les derniers vestiges de la domination dont le cinéma militant n’avait pas encore réussi à se débarrasser (tous les films de Jorge Sanjinés et de son collectif Grupo Ukamau, et Nuestra voz de tierra, memoria y futuro [Notre voix de terre, mémoire et futur], 1974/81, de Marta Rodríguez et Jorge Silva).

Tandis que le public occidental engagé découvre dans les festivals le monde rural raconté de manière novatrice par les auteurs de fiction les plus reconnus (en Turquie, Metin Erksan, Susuz Yaz [Un été sans eau], 1963 ; en Egypte Youssef Chahine, Al-Ard [La Terre], 1969) ; en Hongrie, Miklós Jancsó avec Még kér a nép [Psaume rouge], 1972), ailleurs, on commence à « provincialiser l’Europe » en réécrivant les histoires nationales du point de vue de la classe paysanne (en Inde, par exemple, Goutam Ghose avec Maa Bhoomi [Notre Terre], 1979 ; en Afrique, Haile Gerima avec Mirt Sost Shi Amit [La Récolte de trois mille ans], 1975).
Le cinéma documentaire des années 1970 atteint des sommets inégalés dans la pratique collaborative et l’engagement existentiel et politique des cinéastes dans les luttes paysannes. Dans Torre Bela (1975), filmé dans la période post-révolutionnaire portugaise de 1974, Thomas Harlan brise tout modèle éthico-politique antérieur en impliquant son équipe non seulement dans la lutte, mais en fomentant la saisie des terres, l’occupation des propriétés et en mettant en œuvre un plan de mise en scène qui se situe quelque part entre le mouvementisme léniniste et le théâtre populaire révolutionnaire. Au Japon, Shinsuke Ogawa et son collectif Ogawa Pro ont participé à la révolte des paysans de la région de Sanrizuka, vivant avec eux, affrontant avec eux la répression gouvernementale et réalisant, entre 1968 et 1977, une série de six films relatant leur longue lutte contre l’expulsion provoquée par le chantier de l’aéroport international de Narita. Leur profonde empathie avec les paysans a conduit ensuite le collectif à s’installer dans le village de Magino, dans les montagnes de Yamagata, au nord du pays, et à vivre en communauté, travaillant dans les rizières et réalisant des films extraordinaires sur l’agriculture, la vie des villages et l’histoire ancienne et moderne du Japon rural.

Avec les années 1980, la représentation du monde paysan devient à la fois plus sporadique et moins politiquement radicale : une dimension plus poétique, écologique et existentielle commence à se développer avec la prise de conscience de la défaite sur tous les fronts. La fresque cosmologique monumentale Himmel und Erde [Le Ciel et la Terre] (1982) de Michael Pilz, chef-d’œuvre du documentaire ethnographique auto-réflexif, traite du déclin de la civilisation paysanne en contemplant les effets perturbateurs de la technologie sur les liens économiques et sociaux de la vie des villages de Styrie. Alexandre Sokourov mesure le fossé esthétique et politique entre deux époques du monde paysan soviétique, entonnant une sorte d’élégie funèbre avec son Мария [Maria] (1988). Raymond Depardon, avec sa trilogie Profils paysans (2001-2008), clôt le cycle de la vie paysanne européenne avec rigueur et mélancolie : et aujourd’hui c’est ailleurs qu’en Europe que de nouvelles formes et de nouvelles luttes montrent que le monde paysan n’est pas mort, et qu’il redevient même un sujet politique central et un compagnon précieux d’inventions filmiques, d’expériences d’émancipation, de dynamiques dé-coloniales (au Nicaragua Khristine Gillard réalise

Las y los minúscules [Les Minuscules], 2021 ; en Thaïlande Uruphong Raksasad expérimente avec Sawan baan na [Utopie agraire], 2009).