Le mois passé, on s’est vu découvrir le cinéma de Binka Jeliazkova. Ce nom, il ne nous évoquait rien jusque-là. Mais l’actualité veut que son nom resurgisse maintenant. Alors, simplement, on prend la balle au rebond. Il y a sans doute là quelque chose à interroger, quand on sait que la cinéaste a subi toutes les censures possibles. Son cinéma est ainsi resté invisible pendant plus de quarante ans. Puis, un festival, un distributeur, quelques articles, quelques salles de cinéma et là voilà réhabilitée en quelques semaines. On se demande donc de quoi est faite cette redécouverte? Est-ce que ce sont des considérations politiques, économiques, cinéphiliques ou historiques qui rendent cela possible ? Ces questions, on se les pose très régulièrement sans très bien savoir quoi faire avec. En attendant d’y répondre ou non, on a choisi d’avancer malgré tout avec les films de Binka Jeliazkova et de vous les montrer, car on les trouve magnifiques.
Binka est bulgare, née en 1923. Lycéenne, elle prend part à la résistance antifasciste auprès de la Ligue de la jeunesse ouvrière. C’est par et avec cette expérience de lutte collective qu’elle fabrique ses premiers films. Ainsi, NOUS ÉTIONS JEUNES (1961) dans lequel un groupuscule de jeunes résistant.e.s durant la seconde guerre mondiale organise un attentat contre l'occupant nazi. Ce qui intéresse Binka, c’est ce qui précède et succède le passage à l’acte. Quel type de lien entre nous faut-il pour y arriver? Quels affects mettre en jeu? Comment se faire ou nous faire confiance? La cinéaste semble nous dire que la lutte c’est d’abord une histoire de relations humaines et c’est cela que le film sonde en profondeur.
Quelques années plus tard, elle réalise LE BALLON ATTACHÉ (1967) et campe cette fois-ci sa caméra du côté de la province et de ses paysans et paysannes. On y trouve certains traits grotesques et bordéliques propres aux fables paysannes: merveilleux chaos de visages burinés, de hurlements, d'insultes, de danses et d’animaux qui parlent. Dans le ciel de leur village, un immense ballon vient perturber le déroulement de leur vie. À partir de là, le film devient l'observatoire critique d’une humanité corrompue, rongée par l’argent et simplement incapable de composer avec cette nouvelle présence.
En mai, il y aura aussi LE ROI DAVID, moyen-métrage de Lila Pinell qui prolonge certains films qu’on a montrés ici, notamment CA BRÛLE de Lola Quivoron ou ceux de Rayane Mcirdi. Ces films, on pourrait dire qu’ils composent une sorte d’histoire de la galère en France. La galère entendue comme ce qu’elle fait aux corps et aux imaginaires. Ici, c’est Shana, la vingtaine, sans boulot et le cœur éclaté par une rupture amoureuse. De là, il y a des tentatives d’insertion de la part de Shana, mais il ne suffit pas de “traverser la route pour trouver du boulot” pour reprendre les termes de Macron. Cet état de fait, le film le reconnaît et ne fait ainsi pas croire à l’ascenseur social ni même n’invente des solutions qui n’existeraient pas. Sans misérabilisme aucun, le film se tient simplement près de son personnage et de ses moyens. Et cela suffit pour restituer la dignité de Shana et de la mettre à l’égale de nous tou.x.t.es.
Puis, on continuera d’ouvrir cette fenêtre sur les liens entre la psychiatrie et le cinéma. Au fond du terrain de la Clinique de La Borde, il y a une écrivaine, Marie Depussé, qui est restée là, dans une cabane, pendant des décennies et qui a activement participé à la vie du lieu. Rachel Bénitah a lu ses livres et a souhaité aller à sa rencontre. Ainsi ce film, VIVANTE À CE JOUR (2011). Plus qu’un simple portrait, il est question ici de montrer la littérature au travail, comment elle est partagée et comment elle relève aussi du soin accordé aux usagers et usagères du lieu. Alors, on a un aperçu de ce à quoi ont ressemblé les séminaires - si on peut les appeler comme ça - qu’a donné Marie Depussé à La Borde. À savoir que la mise en circulation d’un texte entre nous toutes et tous - qui qu’on soit - est un moyen possible de former un corps/chœur collectif (on se tient ensemble autour d’une table et ça fait du bien). À condition bien sûr de se donner beaucoup de temps. Cela, le film le laisse très bien sentir. Qu’au fond, à La Borde, il y a une certaine attention au temps, à l’attente et à la patience pour que la rencontre puisse advenir.
Et, paaaf, autre fenêtre sur la psychiatrie. Avec un film qui s’est lui aussi retrouvé au fond du puits pendant quarante ans, sans que là non plus on ne comprenne pourquoi et comment cela est arrivé. Ce film, c’est POTO ET CABENGO (1978) de Jean-Pierre Gorin. Et Jean-Pierre Gorin, ça a été le camarade de Jean-Luc Godard pour les films qu’ils ont tourné ensemble sous la bannière Dziga Vertov. Leur histoire a mal fini et Gorin s’en est allé aux États-Unis, enseigner et filmer en solitaire, sans rien abandonner du caractère politique, incisif et burlesque à l'œuvre dans son travail avec Godard. POTO ET CABENGO, c’est le nom que se donnent deux sœurs jumelles, Grace et Virginia Kennedy. Grace et Virginia communiquent entre elles avec des mots que leurs parents ne comprennent pas. Les linguistes s’en mêlent. Les psychiatres s’en mêlent. Les logopédistes s’en mêlent. La presse s’en mêle. La télévision s’en mêle. Chacun y va de son explication et tout ce beau monde, soit, célèbre l’invention d’une nouvelle langue, soit, se préoccupe de la reconduction vers la norme de ces deux gamines. Gorin, lui, confronte, monte, démonte tous ces discours. À côté de cela, il mène l’enquête auprès de la famille. La mère, exilée d’Allemagne. Le père, gérant immobilier. Tous deux rêvant de faire fortune en Californie. Mais surtout, il filme les deux sœurs débordant du cadre, les emmène à la bibliothèque ou au zoo. En contraste de ce qu’il vit et traverse avec elles, les adultes autour se ridiculisent et c’est tout le mythe américain qui se décompose sous nos yeux. Une fois l’Amérique à terre, on peut peut-être reconstruire quelque chose autour des jeux de mots de Grace et Virginia.
Et, et. En début de mois, le mercredi 3, on reçoit la visite du Labo L’Argent, un lieu de fabrication et d’échange autour du cinéma argentique qui a vu le jour au printemps 2020 au cœur de Marseille. On a des amis qui bricolent là-bas alors on est simplement heureux de les voir arriver avec une série de bobines qu’on ne connaît pas.
Et, et, et le vendredi 5 mai, on a la joie d’accueillir Les rencontres critiques de l’enfermement pour une table ronde. Cet espace d’analyse et de délégitimation de l’enfermement au sens large, on a souhaité le prolonger avec ATTICA de Cinda Firestone, film déjà montré au Spoutnik en 2021 et qu’on trouve important vis à vis du sujet anti-carcéral.
Et, et, et, et. La malheureuse annulation d’une séance du magnifique DE CIERTA MANERA en avril nous encourage à le montrer une nouvelle fois. Jeudi 18 mai! (Voilà, c’est tout pour ça.)
Et, et, et, et, et. À la fin du mois, c’est le retour des Brasiers, la carte blanche à Erika.
Elle a choisi O SANGUE de Pedro Costa.
Pedro Costa, c’est aussi un compagnon de route de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub.
Alors, on saisit la main tendue par Erika pour montrer OÙ GÎT VOTRE SOURIRE ENFOUI ?, documentaire réalisé par Costa dans une salle de classe de l’école de cinéma le Fresnoy. Dans cette salle, Danièle et Jean-Marie montent une troisième version de SICILIA !. Se donne alors à voir et à écouter leur façon de travailler et il y a là quelque chose de bouleversant.
Ça va donc sans dire qu’on continue ce mois-ci l’internationale Huillet-Straub avec ANTIGONE (1991), d’après Sophocle, Hölderlin et Brecht.
Enfin, les beaux mots d’Erika à propos de Pedro Costa:
Et les films de Costa c’est des soulèvements, Ossos, Clotilde, Tina, le père,
des bouleversements qui vous remuent pour longtemps, dans la chambre de Vanda avec Vanda, Zita, Lena.
Des images, des sons, des couleurs, des mots qui n’en finissent pas de défiler dans l’arrière-tête, Ventura, Vitalina, Casa de Lava.
Des films qui nous habitent, nous occupent, nous bataillent. Des films comme des tentatives de réconciliation avec le monde, peut-être, aussi.
Des mains aux ongles noirs qui se serrent, des visages énigmatiques comme éclairés de l’intérieur, des rues qui nous font sentir l’épaisseur de l’obscurité, des personnages mi-fantomatiques mi-vampires qui lèvent le voile sur cette nuit sombre et complotent sur un futur hypothétique. Des bande-son fabriqués à partir de la vie elle-même et qui donnent à entendre la puissance et la fragilité des mystères de la vie.
Tom et Nathan