ANTIGONE


lun. 29 mai 2023   20h30
Cycle

l'international Huillet-Straub

ANTIGONE, Danièle Huillet, Jean-Marie Straub, France, Allemagne, 1991, 99’, vo sous-titré français

Un jour de 1973, une rencontre avec un lieu a eu lieu, elle était imprévisible : les ruines antiques de Ségeste en Sicile. Son théâtre de plus de 2.000 ans est le site qui, 18 ans plus tard, a accueilli un bloc de textes et de contextes, antiquité gréco-romaine, romantisme allemand contemporain de la Révolution française et début de la Guerre froide, qui a gardé intact le secret d’une décision authentique, valable pour tous les temps. Antigone d’après la pièce de Sophocle, la traduction de Hölderlin et la mise en scène de Brecht est devenu le film dédié aux peuples opprimés par la raison d’État, ainsi qu’à ceux qui osent dire non en sachant qu’il y a dans toute décision un courage qui est folie, un fond d’indécidable qui est abîme. Son danger est ce qu’il faut pourtant tenter quand la justice ne se confond plus avec le droit qui la trahit.

Si on a fait ce film-là, si on a volé ce texte-là, qu’on a payé cher par ailleurs, ce n’était pas pour Antigone. À la limite, je me foutais d’Antigone. Ce n’était pas non plus pour Hölderlin, ou pour les Grecs, mais, comme souvent chez nous, le film a été appelé par un lieu, un espace, une topographie. Cet espace, ce lieu, cette topographie, c’est le théâtre de Ségeste qui, contrairement à ce qu’a dit Olivier Goetz, est vraiment un théâtre grec. Enfin, il s’agit de la grande Grèce, mais les Romains ne l’ont pas trafiqué, celui-là, s’ils en ont trafiqué pas mal… En 1973, on a fait un voyage de trois milles kilomètres, en deux-chevaux. Nous, on n’avait pas un sou ; on ne pouvait se payer ni voiture ni voyage, mais la mère de Danièle, qui prenait ses vacances, est venue passer trois semaines en Italie et nous a offert du vagabondage. On a zigzagué jusqu’au sud de la Sicile… Ça n’avait rien à voir avec Antigone, ni avec Hölderlin, ni avec Sophocle. On cherchait un espace pour Moïse et Aaron, que l’on a fini par trouver dans les Abruzzes, au pied du Monte Velino 1. Danièle m’a dit : « Vous êtes fou, il pleut tout le temps, là-dedans ! Il y avait un lac ; les Romains l’ont asséché, ils n’y sont même pas arrivés… ». Je n’ai rien dit. On est parti jusqu’au sud de la Sicile et, en remontant, on a vu ce théâtre de Ségeste. Pendant vingt ans j’ai gardé cette rencontre derrière la tête. Je rêvais, pour le dire bêtement, de faire un film sur le théâtre de Ségeste. Voilà. Et, ce film, c’est Antigone.

On s’était déjà occupé d’Hölderlin pendant quatre ans, pour deux films 2, et on voulait s’en libérer, mais, je ne sais pas pourquoi, on s’est dit « on ne va pas… on ne va pas encore prendre congé, parce qu’il se pose là, celui-là ». Alors, un beau jour, je me suis dit, « mais, bon Dieu, Brecht est allé trafiquer là-dedans ». J’ai pris le texte et je me suis dit « voilà ce qu’on va faire ! ». Dans ce théâtre grec qui était le point de départ d’un film a fait irruption le texte de Brecht qui, par hasard, sortait d’Hölderlin, qui, par hasard, sortait de Sophocle. C’est tout ! Ce sont des couches, des strates et, en même temps, c’est de la topographie. Cela a affaire avec la géologie, peut-être, si on veut être prétentieux. Voilà. Est-ce qu’il y a des questions ?

Bon, moi je dois avouer une chose, c’est que je devrais être ailleurs. Mais, étant ici, j’en profite pour revoir certains films. J’ai revu Ouvriers, paysans. J’ai revu, ce soir, Antigone, et je me suis dit, tout d’un coup, au milieu du film, en entendant le texte de Brecht : « nom de Dieu, il y a des moments où il pratique une trouée… Il va plus loin qu’Hölderlin et que Sophocle. » C’est beaucoup plus tellurique et violent que ces deux-là qui, malgré leur grandeur respective, pratiquent une certaine rhétorique poétique. C’est ce que j’ai éprouvé. C’est tout. Je ne l’ai pas éprouvé tout le temps, pas au début, pas pour le dernier quart, ni à partir du dernier tiers, mais je l’ai éprouvé au milieu. Là, il y a une sorte de secousse tellurique qui se produit et qui est terrible. Et qui vient de Brecht. Mais alors, Brecht, Brecht, Brecht, rien que Brecht ! Je n’admettrai jamais qu’on nous dise que je vaux mieux que le texte de Brecht, parce que je ne suis qu’un petit con du plateau lorrain, et que Brecht, c’était Brecht, c’est-à-dire, autre chose. C’est très con de dire ça, mais on m’a dit ça, une fois. Et le bonhomme s’appelait Peter Handke. Je l’avais croisé au coin d’une rue à Francfort, il avait vu un film qu’on a tiré de trente pages d’un roman de Brecht 3. De la prose, c’était uniquement de la prose ; on s’était juré, je m’étais juré de ne jamais mettre à l’écran un texte théâtral de Brecht, parce que je les connaissais assez bien. Dans nos premières années, on avait beaucoup été au Berliner Ensemble, et pas seulement là, on fréquentait aussi des théâtres d’étudiants, à Tübingen, où on avait vu Puntilla, des choses comme ça… C’était des gens qui faisaient réellement du théâtre, et Brecht, là, existait vraiment, pas comme dans le film de Cavalcanti. Eh bien ! On avait découvert ce qu’était – appelons ça la « théâtralité » de Brecht – et on s’était juré, on s’était dit « c’est tellement théâtral, que c’est de la connerie, il ne faut surtout jamais avoir la tentation de mettre un texte de théâtre de Brecht à l’écran ». On a tenu bon jusqu’à ce que survienne cet accident, avec Antigone. C’est un accident, c’est tout. C’est un horrible accident, pas aussi horrible que ce qui se passe en ce moment au Japon 6, mais pas loin. Alors, ah ! Oui, Peter Handke, comme il détestait Brecht (ce que j’ignorais avant), m’a dit, ce jour-là : « Votre film est bien mieux que Brecht ». Je lui ai demandé pourquoi, il a répondu : « parce que, dans votre film, il y a la douleur. Chez Brecht ça n’existe pas ». C’est tout. On s’arrête là ? Le bar doit être fermé ?
Jean-Marie Straub