Octobre 2022


Godard est mort et cela nous a rendu tristes. Puis, on a vu, lu et entendu les multiples tentatives de récupération. On a pris peur. Qu’on essaie même de voler Godard. Alors, avant le flux de rétrospectives qui vont embouteiller les cinémathèques du monde entier, on voulait faire une chose, rien de bien grand, petite fête un dimanche et un lundi. Rentrer dans Godard par la comédie et penser à d’autres guignols du cinéma. Soit VLADIMIR ET ROSA, réalisé en 1970 avec Jean-Pierre Gorin et signé sous le nom de Groupe Dziga Vertov. Massivement détesté par la critique, rejeté par les avant-gardes marxistes et probablement peu vu jusqu’à maintenant, ce film - parodie du procès des huit de Chicago - pose une question qui nous travaille en longueur et en largeur : Comment s’adresser à n’importe qui sans rien renier de ses positions politiques et théoriques ? Et y répond de manière assez passionnante: faire de la philosophie au milieu des cochons, transformer la théorie marxiste en sketch, ridiculiser aussi bien les autorités que soi-même, en somme partir de l'idiotie pour mieux interroger la société.

 

Voir VLADIMIR ET ROSA, c’est aussi penser aux Marx Brothers, autre bande d’emmerdeurs, arrivés dans les années 20 à Hollywood pour tout saccager. On a le plaisir spontané de montrer un de leurs films, LA SOUPE AU CANARD.

 

Le geste burlesque se poursuivra avec les films de Jean Fléchet. Fléchet, c’est la grande bricole, la recherche d’un cinéma brut, en dehors des villes, profondément inscrit dans le territoire occitan. On y croise des rossignols, des ours, des oies, des pélicans, des personnages excessifs, bouffeurs de saucisses et de spaghettis, des jeunes en rupture et des vieux sages. Il y aussi cette tentative de rassembler les genres et les formes pour éliminer le clivage qui sépare le cinéma expérimental du cinéma populaire: collages, images animées, comique clownesque, poésie, réflexions politiques, conte initiatique et expérimentations sonores. Ainsi, grande joie de projeter quatre de ses films: LA SARTAN, LA FAM DE MACHOUGAS, L’ORSALHER et LE TRAITÉ DU ROSSIGNOL. Mais encore, Fléchet avait le souci de l’adresse et des conditions de circulation de ses films. Alors, il a imaginé montrer ses bobines sur les routes du Vaucluse: une camionnette, un projecteur, “l’aventure d’un tourneur de village”. Manière aussi de résister au colonialisme intérieur (la répression des cultures et langues provinciales par le pouvoir central) et de prendre la voie de l’autonomie pour se tenir près du peuple occitan.

 

Ce sont sans doute des questions identitaires qui se jouent-là, peut-être les mêmes qui ont traversé certains cinéastes marocains à la fin des années 60: Qui sommes-nous au fond ? Comment nous représenter ? En héros, comme dans les films des blancs ? Quoi raconter quand on nous a confisqué notre histoire ? Réponses: Fuck Universal Studios, (re)partir de la rue, des bars et cafés populaires de Casablanca et surtout du tas de questions et de doutes qui sommeillent. Ainsi, DE QUELQUES ÉVÉNEMENTS SANS SIGNIFICATION et TITRE PROVISOIRE de Mostafa Derkaoui, deux films de psychanalyse collective à ciel ouvert magnifiquement bordéliques. La méthode Derkaoui c’est de mobiliser du monde (militants marxistes, artistes, ouvrier.e.s et autres personnages lambdas), provoquer de la rencontre et voir ce qui se dit. Faire l’état des lieux de sa communauté. Ça nous touche, ça nous inspire, on se demande si ça ne devrait pas arriver plus souvent au cinéma et dans nos vies, tous les jours. Ces films, on les a découverts grâce à la chercheuse Léa Morin qui fait beaucoup pour que tout un cinéma de décolonisation recircule. Soucieuse de pédagogie, Léa veille à ce que ces films cohabitent avec les documents d’époques, articles, journaux, manifestes, interviews (https://cinima3.com/Lodz-Casablanca; https://talitha3.com). C’est qu’en parcourant toutes ces archives, on se rend compte que cette quête d’un cinéma national s’inscrit dans un contexte internationaliste. En témoigne le passage de nombreux cinéastes marocains par l’école de cinéma de Łódź en Pologne. On aura l’occasion de projeter ces films d’études, déjà lancés à la recherche du peuple, qu’il vienne de Pologne ou du Maroc.

 

Le peuple qui se raconte, encore, dans DJAMILIA d’Aminatou Echard. Au Kirghizstan, il y a Djamilia, ce personnage de roman qui a refusé les conventions sociales pour s’évader avec son amant. Aminatou Echard interroge les femmes kirghizes sur le rapport qu’elles entretiennent avec ce symbole de l’émancipation. Si l’évasion reste presque de l’ordre du mythe, il n’en reste pas moins que toutes racontent des expériences de l’ordre d’une résistance au patriarcat. Il y a celles qui écrivent, celles qui chantent, celles qui transmettent et celles qui militent. De l’histoire individuelle de Djamilia, le film glisse vers une histoire chorale de la condition des femmes au Kirghizstan. Au moyen d’une caméra super 8 et d’une activité d’écoute prodigieuse, Aminatou Echard accueille, accueille, accueille et restitue toute la puissance politique de ces vies.

 

Enfin, comme chaque mois, l’internationale ciné-club Huillet-Straub de Genève.

 

Voilà notre geste pour ce mois d’octobre.

 

Tom et Nathan



VLADIMIR ET ROSA, Groupe Dziga Vertov

GODARD, GORIN, GROUCHO, HARPO ET CHICO


« Les deux voix déduisent (ou décident) qu'elles vont participer à la fabrication d'un film qui essaye d'analyser politiquement ce que représentent les procès que la justice bourgeoise fait aux militants (après que la police les a arrêtés sous prétexte de désordre ou de subversion). » (JLG)

SOUPE AU CANARD, Leo McCarey

GODARD, GORIN, GROUCHO, HARPO ET CHICO


McCarey débuta sa carrière en supervisant ou réalisant dans les années 20 plusieurs courts métrages burlesques pour le producteur Hal Roach, parmi lesquels ceux de Laurel et Hardy. McCarey avoua avoir eu du mal à supporter l’agitation permanente des Marx Brothers sur le plateau, gardant un souvenir désagréable du film et de son tournage. Il n’empêche que cette charge anarchisante contre l’armée, le pouvoir politique et les dictatures d’opérette à l’époque de la montée des fascismes en Europe demeure un sommet de drôlerie irrévérencieuse : on y retrouve le charme des comédies hollywoodiennes des années 30, avec leurs intermèdes chantés et leur décors luxueux, mis à mal par le mauvais esprit et la grivoiserie de Groucho, l’homme le plus drôle et à la moustache la plus excentrique de l’histoire du cinéma, véritable bourrasque et incongruité vivante accompagnée de ses trois frères, dont le poétique Harpo dont le mutisme permanent et l’expressivité faciale portent la nostalgie du cinéma muet à l’intérieur du parlant.

LE TRAITÉ DU ROSSIGNOL

UN FILM DU POÈTE-BRICOLEUR OCCITAN JEAN FLÉCHET


C’est à la faveur d’une homonymie que le récit s’amorce (le mot rossignol désigne à la fois l’oiseau aux trilles mélodieuses et un jeu de clefs pour crocheter les serrures). Muni d’un magnétophone, Vigo, jeune homme nonchalant, se rend dans le Vaucluse pour enregistrer le chant du rossignol à la demande d’un compositeur de musique électronique et rencontre, le temps d’une nuit printanière, dans une demeure abandonnée, deux voleuses, Mélanie et Lela, à la recherche d’on ne sait quoi. Cette rencontre impromptue sera ponctuée d’apparitions cocasses : un cycliste-randonneur extrêmement fatigué ; un vendeur d’édredons péremptoire accompagné de son épouse endormie, arrivés tous deux en hélicoptère ; une assemblée de villageois qui se barbouille de miel ; le père de Mélanie, ami des commissaires et des procureurs, en proie au délire verbal ; une figure féminine mystérieuse qui personnifie la chouette. Dans la pénombre éclairée de bougies, la fable est placée sous l’invocation magique du vieux Voronov, l’ancien propriétaire russe de la demeure, possesseur d’un jardin fruitier fabuleux.

LA FAM DE MACHOUGAS + LE SARTAN

4 FILMS DU POÈTE-BRICOLEUR OCCITAN JEAN FLÉCHET


Machougas, employé aux écritures d’une mairie de Provence, a toujours faim. Machougas a toujours très faim, une si grande faim que rien ne peut le rassasier. Sa journée est dévolue aux boudins, pâtés, viandes et poissons. Une fable portée par le personnage magnifique de Pierre Aubert, Buster Keaton provençal, naïf et amoureux. Humour, invention cinématographique ont fait de ce film un classique du cinéma de langue d’Oc.

L’ORSALHER

4 FILMS DU POÈTE-BRICOLEUR OCCITAN JEAN FLÉCHET


L’Orsalher, c’est Gaston Sentein, un des sept fils d’une famille de bûcherons ariégois, qui imprégné de la la légende de Jean de l’ours, s’arrache à son pays, à sa famille et à sa fiancée dans les années 1840 pour gagner sa vie sur les routes du Sud-Ouest comme montreur d’ours. Il rencontrera à Toulouse le colporteur en livre, propagateur des idées nouvelles, et découvrira, grâce au français la langue de l’écrit, un nouveau mode de raisonnement, spéculatif et théorisant. Entre légende et récit d’aventure, ce voyage initiatique fait la part égale entre la chair et l’esprit, le goût du terroir et la soif de voyages, les nécessités de la vie individuelle et l’avenir de la collectivité.

DJAMILIA, Aminatou Echard

Sortie


« Toutes les femmes kirghizes la soutiennent ! » Djamilia, l'héroïne d'un roman de Tchinguiz Aïtmatov publié en 1958, enlevée et mariée selon une coutume kirghize encore en vigueur, s’enfuit avec son amant. En effectuant des repérages, Aminatou Echard s'est aperçue qu'évoquer la protagoniste ouvrait littéralement des portes. Cet accès inespéré à une parole intime nécessitait un film à part. Les témoignages issus de ces rencontres brossent le portrait d'un système patriarcal résurgent depuis la fin de l’époque soviétique. La sensualité de la pellicule Super 8, au grain parfois accentué par un refilmage, va à l’encontre de l’habituelle esthétique vintage. L'absence de son synchrone accompagne la lucidité des propos de ces femmes de toutes générations. Des extraits du roman, traduit en français par Louis Aragon, s’inscrivent sur le paysage. Bientôt, l'écriture apparaît non plus comme celle d'un autre (un auteur masculin, un texte canonique) mais comme une pratique féminine partagée malgré les fortes contraintes du quotidien, qu'il s'agisse d'écrire la nuit, de transmettre à des lycéennes la capacité d'exprimer leurs désirs et leurs refus, de composer des chansons, de rédiger son autobiographie à l'insu de son mari, ou encore, comme l'adolescente qui milite pour la gender equality, d'inventer des graffitis féministes. Belle subversion, sur la pierre verticale des murs, du proverbe qui condamnait les femmes à l'inertie... (Charlotte Garson, Cinéma du Réel)

ŁÓDŹ-CASABLANCA courts-métrages de Abdelkader Lagtaa, Hamid Bensaïd, Idriss Karim et Mostafa Derkaoui

Talitha - Cinima 3 une programmation de Léa Morin


Depuis leur “exil” polonais, les cinéastes marocains étudiants à l’École de cinéma de Łódz bénéficient en plus d’une solide formation, d’une certaine liberté politique (loin de l’état autoritaire et répressif du règne de Hassan 2), d’un recul vis à vis de leur réalité, mais aussi d’une expérience du monde « global », et de ses agitations politiques, au cœur de l’Europe de l’Est entourés d’étudiants venus du monde entier et notamment d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine.

DE QUELQUES ÉVÉNEMENTS SANS SIGNIFICATION, Mostafa Derkaoui

Talitha - Cinima 3 une programmation de Léa Morin


Sommet et liquidation du cinéma engagé des années 70 : art poétique et manifeste théorique pour un nouveau cinéma marocain, mais aussi amer constat de son impossibilité dans une société qui ne change pas. Derkaoui dirige un collectif d'artistes amis et des militants marxistes, et organise un méta-film qui brouille toute distinction documentaire/fiction et vire vers l'esthétique du happening. Dans ce labyrinthe des mots et miroirs, le réalisateur utilise la réflexivité pas comme un énième dispositif moderniste mais comme impitoyable autocritique d'une classe intellectuelle plâtrée dans ses contradictions politiques. Censuré et interdit de diffusion et d'exportation, œuvre longtemps clandestine et mythique, radical aussi par sa débordante musique free jazz, ce film est un trésor enfin retrouvé.

TITRE PROVISOIRE, Mostafa Derkaoui

talitha - Cinima 3 une programmation de Léa Morin


"Titre Provisoire est le troisième film signé par Derkaoui, après "De quelques évènements sans signification" (1974) et "Les beaux jours de Shéhérazade" (1982). Chacun des trois films met en scène une équipe de cinéma. En 1974, Derkaoui interprétait un assistant-réalisateur. Cette fois, il joue son propre rôle de cinéaste. Les scènes sur le plateau de tournage s’alternent avec les scènes de vie, parfois de rêve, dessinant le portrait d’un être qui, harcelé par l’idée de la mort, doit apprendre à souffrir. Le tout crée un brassage d’atmosphères et de réflexions sur le désarroi dans lequel est plongé la génération de jeunes Marocains vivant dans les années 80. À l’inverse du premier film de Derkaoui, "Titre Provisoire" n’a jamais disparu : il circule, dans des copies pas toujours de bonne qualité, et dans sa langue originale. Le voici enfin présenté dans sa version numérisée par le Centre cinématographique marocain, et avec des sous-titres français fraîchement réalisés grâce au travail de Léa Morin.

CÉZANNE – DIALOGUE AVEC JOAQUIM GASQUET + LA VISITE AU LOUVRE

L'internationale Huillet-Straub


Jean-Marie Straub et Danièle Huillet reviennent sur les pas du peintre Paul Cézanne et questionnent ainsi l’acte de voir. Ils cherchent ici à faire entendre la voix du peintre, rapportée par Joachim Gasquet, poète et célèbre critique d’art provençal, dans son ouvrage Cézanne, publié en 1921. Tout commence par un aller à Aix en Provence, alors que se dessine au loin la montagne Sainte-Victoire. Divers matériaux sont convoqués, une photographie du peintre au travail, un long extrait du Madame Bovary de Jean Renoir, rappelant le spectre de La Vieille au chapelet, de Cézanne. Les tableaux du peintre se succèdent. « Les couleurs sont l'expression à la surface de la profondeur. Le dessin est lui toute abstraction. Je peins mes natures mortes pour mon cocher qui n'en veut pas. »