Un texte magnifique sur Akerman: Comique aller-retour par Pierre Eugène



Comique, aller-retour
par Pierre Eugène

Peu sont aussi attachés au quotidien que Chantal Akerman. Peu ont montré comme elle, et avec une telle netteté, la douceur triste et chaleureuse de la famille nucléaire, et la lasse, imparable et drôle répétition des gestes et des mots incolores qui rythment nos vies matérielles. Montré comment chaque jour on doit se préparer, se nourrir et parler : des activités pour rien, simplement pour vivre, expérience banale qu’elle est arrivée à rendre non évidente. Je ne vois que Gertrude Stein qui, dans son premier livre, Tendres boutons (1914), avec une prose décidée et parfaitement simple, posée mot par mot, réussissait à donner le plus fort sentiment d’irrégularité sur la planéité des choses domestiques. Exemple parmi d’autres, ce poème intitulé « Chicken » : « Stick stick call then, stick stick sticking, sticking with a chicken. Sticking in a extra succession, sticking in. » Un entrechoquement des mots de tous les jours qui démembre les sons élémentaires du mot chicken comme on dépiaute le poulet, ses os accumulés en autant de petits bâtons (stick), des endroits où ça coince (sticking), d’autres où ça colle (to stick) et on peut aussi s’y glisser (sticking in)… Une foule d’impressions auditives, sensuelles et visuelles, familières à la cuisine, qui font naître un sentiment à la fois dérangeant et profondément comique.
Au-delà du sous-titre de Tendres boutons : « objets • nourriture • chambres », qui semble dérouler le programme de presque tous ses films, Akerman pourrait trouver en miroir de son itinéraire la figure amie de Gertrude Stein, femme, artiste proche de l’avant-garde, juive, homosexuelle, américaine expatriée en France, si attachée à la nourriture que sa compagne, Alice Toklas, rédigera un livre de cuisine et de souvenirs à destination des femmes américaines. Il ne semble pas cependant qu’Akerman ait mentionné l’œuvre de Stein comme quelque chose qu’il lui importait particulièrement, même si elle paraphrase son fameux « Rose is a rose is a rose » en racontant une blague juive dans Chantal Akerman par Chantal Akerman (1997) : « Il y a quelqu’un qui n’a plus d’argent, et qui est obligé d’aller vendre sa vache au marché. […] Il va donc au marché et essaie de vendre sa vache au flanc si maigre. Avec une petite voix il commence : “voyez ma vache : ma vache est une vache, est une vache, est une vache”. Tandis que tous les autres vendeurs crient à n’en plus finir les mérites de leur vache. Toutes les vaches sont vendues sauf la sienne… ». Un ami l’aidera en vantant sans vergogne les mérites fictifs de la vache, jusqu’à ce que le pauvre vendeur, premier convaincu, refuse de vendre sa vache au prétexte qu’elle a toutes ces qualités. Chantal Akerman parle ici d’elle-même : elle doit en passer par autrui pour donner un peu de sens à ses films. Car en ce qui la concerne, explique-t-elle, « elle fait du cinéma parce qu’elle fait du cinéma parce qu’elle fait du cinéma ».

Sans forcer outre mesure le rapprochement, on trouve chez Stein et Akerman l’idée centrale que l’œuvre se fait en faisant, sur le métier. Les deux partagent également une commune passion pour le lieu domestique et surtout la même drôlerie sourde, douce et froide, éminemment sérieuse et totalement fantaisiste, qui tient autant à la matérialité des mots qu’à la symbolique des objets. Humour dont on parle trop peu, peut-être masqué qu’il est par la dimension formelle très forte de leurs œuvres, et sans doute par la difficulté plus générale pour une femme d’accéder à la reconnaissance de ses talents comiques. Leur humour tient aussi à la conscience d’un décalage : humour féminin dédié aux choses quotidiennes délaissées par les grandes idées et aux mots dévalués par l’usage ; humour juif, mélancolique, fier et acide d’une diaspora persécutée ; humour d’expatriées aussi (le détour d’Akerman par l’Amérique étant fondamental), de celles qui parlent le « monolinguisme de l’autre » (Derrida). Dans Family business (1984), réalisé pour la télé anglaise pendant la préparation de sa comédie musicale Golden Eighties (1986), Aurore Clément campe une french actress souhaitant percer à Hollywood et donc parfaire son accent. Se levant d’un sofa, elle prend Akerman (arrivée là par malentendu) pour sa « couch », et, lui déclamant son scénario (qui n’est autre que celui de Golden Eigthies), déclare avec conviction : « I never shitted on my husband » (« chea-ted ! », corrige Akerman). La scène, filmée de face et en plan fixe, articule les répétitions d’accents toniques avec l’alternance des postures assises et debout des deux protagonistes. Une chorégraphie minimale qui confond les mouvements des actrices avec l’élan à prendre pour prononcer et s’affirmer dans le langage, sorte de marionnettes de bonne volonté dans une scène répétitive à la Pina Bausch.

Autrice-actrice depuis Saute ma ville (1968), son premier film explosif, Akerman interprète ou fait jouer nombre de ces êtres candides, gentils et un brin absents à eux-mêmes, tout prêts à persévérer dans leur drôle de tâche solitaire. Idées fixes du burlesque et activités monomaniaques qu’elle filme « platement », à la Keaton, avec la plus grande lisibilité possible, celle qui donne à toute chose la même importance, la même intensité. De Golden Eighties, elle dit sur France Culture en 1986 : « C’est un film sur le plat. Tout est au même niveau : les grands sentiments et “je dois rendre les cadeaux” [lorsque le mariage de l’héroïne est annulé]. Chez les juifs, à la différence des catholiques, le ciel touche la terre, il n’y a pas de haut et de bas, il n’y a pas de hiérarchie, tout se mélange. Les choses nobles et caca pipi ». Définition du burlesque : faire les hiérarchies uniquement en fonction des actions, sans jamais les valoriser a priori.

Déréglements

Chez Akerman, les petites choses sont le signe des effets les plus dévastateurs. Qu’on pense à Jeanne Dielman, ou bien au moins connu L’Homme à la valise (1984), comédie d’intérieur pour la série « Télévision de chambre » de l’INA. Dans ce film, Akerman se cloître pour écrire un scénario, mais se retrouve dérangée par les bruits normaux d’un ami hébergé dans son appartement. La frontalité et la tenue du cadre reconstituent une chambre à l’intimité minée par les sons hors champ de l’homme, pourtant discret. Ne pouvant se résoudre à le chasser, elle le prend en chasse, épie ses faits et gestes et élabore des plans machiavéliques pour ne jamais le croiser. Se jetant d’une pièce à l’autre lorsque le champ est libre, Akerman se reconstitue une folle fausse solitude, accumulant les déplacements paniques d’un plateau de petit déjeuner tressautant et d’une énorme machine à écrire électrique, sans trouver ni sérénité ni tempo.
« Le mal, disait Michaux, c’est le rythme des autres », et le comique est d’abord histoire de rythme, de tempo malmené, d’équilibre tantôt perdu et regagné dans une même durée. Dans le court Portrait d’une paresseuse (1986), ce qui fait sourire, c’est quand Akerman répète avant chacune de ses actions « dans une minute je le fais », et qu’on doive à chaque fois attendre cette minute. Le comique du très touchant (et sous-estimé) Un Divan à New-York (1996) repose sur les expressions phatiques de la psychanalyse. Les « mmh », « yes », la répétition du dernier mot d’une phrase, scansions thérapeutiques traditionnelles des psys, sont reprises comme des gimmicks qui déterminent dans le dialogue les accords synchrones des personnages ou leurs troubles ou réserves. Dans Demain on déménage (2004), dernière comédie d’Akerman (elle aussi très sous-estimée), on retient la réponse elliptique de Testud à toute affirmation : « oui, très. » Et c’est une véritable partition musicale qu’interprètent en solitaire chacun des personnages, qui ne jouent que leurs propres gammes. Le comique et la mélancolie, plus que jamais indissociables, viennent de l’accord ou de la dissonance de ces différentes voix qui se croisent et se répondent au milieu d’un chaos indescriptible de bruits d’objets et de morceaux sans cesse recommencés au piano. Monologues où chacun vient dire sa tristesse sur un mode honnête et direct, fortement « indécent » (le mot est prononcé). Mais au lieu de confessions naturalistes ou singulières, les tirades de chacun se font avec les syntagmes figés d’un petit abécédaire de l’immobilier qui lorgne vers celui du désir : « on peut le remplir », « il y a le tout-électrique », « très bien proportionné, on se l’arrache ». Comme dans le musical hollywoodien, dans Golden Eigthies il n’y a jamais d’accès à une parole « vraie », mais le raccord plus ou moins aisé aux mots clichés, rabâchés, qui dévoilent autant l’impossibilité de dire le subjectif que la conscience d’appartenir in fine à la communauté des gens ordinaires.
Les mots, tout quotidiens qu’ils soient, autorisent de fait une infinité de combinaisons qui font leur saveur et leur frappe. Tout est affaire de syntaxe. Dans Demain on déménage, Sylvie Testud manque d’inspiration pour écrire un roman érotique. Sa mère (qu’on voit sommeiller, lascive, dans une très belle scène) a beau lui répéter « regarde autour de toi, tout est érotique », Testud, très petite fille pensive, ne voit dans l’érotique que des mots à articuler en un tout cohérent, jamais des choses. Alors elle prête l’oreille et transcrit ce qu’elle entend autour d’elle, tout en essayant de broder autour de trois signifiants sonores et « cochons » conseillés par sa mère, qui termineront le film en petite chanson comique : « queue, con, bite » (le masculin y est surreprésenté, Testud finit avec une fille). Akerman disait dans un entretien sa déception d’avoir fait une comédie sans gagner le succès public. Mais c’est parce que sa comédie est funèbre et que chaque effet, mot ou objet colle invariablement au souvenir des camps. Dressant l’oreille au café, Testud transcrit : « il faisait chaud, c’était à mourir ». Lors d’une visite d’appartement, une odeur d’insecticide persistante « fait penser à la Pologne », un « grand et beau pays : l’été on y meurt de chaud et l’hiver on y meurt de froid ». Au sein du duplex dérangé de Ménilmontant où s’installent mère et fille, allumer le four ou l’aspirateur déclenche une fumée noire, qui noie les personnages dans un nuage gris comme le vague à l’âme (et Sylvie Testud fume comme un pompier). Et comme un écho lointain aux divers poulets dépecés par les poèmes de Stein, l’aliment préféré du défunt père et mari, ce poulet aimé sous toutes ses déclinaisons culinaires est immangeable car trop gras (« c’est une histoire de peau. C’est toujours une histoire de peau. »), ou trop jeune (« ils meurent si vite, ces poulets »). Faut-il en rire, ou s’en accabler ?

Faire passer le réel

La face cachée du burlesque a toujours été noire, violente, monstrueuse. Nous rions conquis devant la danse des petits pains de Chaplin sans oublier qu’il lui arrive aussi de manger ses chaussures, pour ne pas crever. Akerman filme comme Keaton des histoires à la Chaplin. Dans le court J’ai faim j’ai froid (1983), le leitmotiv des deux adolescentes, tout comique qu’il devient à force de répétition, dit la dureté de leur condition. Dans Je tu il elle (1974), l’héroïne jouée par Akerman retrouve sa petite amie et dévore goulûment tartine sur tartine dans une longue et loufoque séquence. Mais cette dévoration fait sourdement écho à la séquence d’ouverture, où elle ne mangeait plus que du sucre. On peut trouver amusante la figure du fils atone et mal fagoté de Jeanne Dielman (1975), assez comique le fait que l’héroïne cale la cuisson des pommes de terre sur la durée d’une passe. On peut rire nerveusement de la répétition glaçante de cette vie désespérante et du bouleversement qu’occasionneront les patates trop cuites. Mais de toute part, la faim de vie puise dans une vieille menace de mort.

À Serge Daney sur France Culture, Akerman évoque le projet d’Histoires d’Amérique : le quartier juif de New-York ayant disparu au profit d’une autre diaspora, elle a mis en scène des histoires vraies d’émigrés, récoltées dans des lettres reçues autrefois par le Jewish Daily Forward. Ces histoires alternent avec quelques blagues juives, car, dit-elle, « on sait à quoi servent les blagues : à faire passer le réel ». Dans l’une d’entre elles, deux pauvres hères marchent dans une rue, la nuit. Le premier au second : « Marchons sur l’autre trottoir ». « – Pourquoi ? », lui répond l’autre. « – Ils sont deux, et nous sommes seuls ! ». Pressant le pas, ils quittent le cadre par la droite, tandis qu’y entre de l’autre côté un policier, puis lentement un autre, indifférents. Terrible, profonde et drôle conscience de la permanente menace policière. Le comique interroge nos conduites et nos places, il nous permet la projection hors de nous-même (la vache d’Akerman) et un certain réconfort de solitude. Le comique d’Akerman ne demande pas de choisir entre le rire et l’angoisse, mais fait de chacun la face d’une pièce qu’on relance sans cesse pour se donner un peu de courage. Dans Chantal Akerman par Chantal Akerman, elle imaginait ainsi son prochain film « sur quelqu’un qui fait du tai-chi par tous les temps météorologiques jamais traversés par un personnage. Il faudrait que ce soit un film comique, très comique, à pisser de rire, qui ferait autant de bien que le tai-chi ».