Les bicots nègres, vos voisins de Med Hondo


ven. 20 mai 2022   20h30
mar. 24 mai 2022   20h30
Réalisation
Med Hondo
Cycle

Voix décoloniales

LES BICOTS-NÈGRES, VOS VOISINS, Med Hondo, France, Mauritanie, 1973, 100’, 35mm, Vo français

« Certaines les appellent « les bicots » ; d’autres « les nègres » : autrement dit, « Les bicots nègres ».
En France, ils sont des milliers. Ils font les travaux les plus pénibles, les plus dégradants ; ils sont mal payés. Sous-payés dit-on. Ils vivent, pour la plupart des cas, dans ce que l’on a coutume d’appeler les bidonvilles, les taudis.
On leur a consacré des livres, des études sociologiques qui se «penchent sur leur cas». A la télévision, différents ministres ou secrétaires d’État, différents gouvernement européens se sont émus du sort qui leur est réservé en Occident chrétien, prospère, dynamique et libéral.
La plupart de leurs dirigeants politiques nationaux ne s’en préoccupent guère. Leur départ du pays d’origine est souvent souhaité, et pour tout dire voulu, encouragé, organisé. C’est toujours autant de bouche en moins à … nourrir et puis, sait-on jamais, ils pourraient menacer l’ordre des choses : l’État Souverain. Bref, les voilà ces travailleurs, esclaves nouveaux des temps modernes, qui s’embarquent vers un paradis tant rêvé, l’espoir au cœur et les ventres vides.
Depuis 1960, leur nombre ne cesse de grossir. Les « rabatteurs et négriers » se multiplient entre l’Afrique et l’Europe comme au bon vieux temps. On les découvre transportés dans des camions transportant des machines à coudre (frontière italienne), ou mort de froid (frontière espagnole). Mais qui sont-ils en réalité ? Et pourquoi quittent-ils leur pays d’origine en si grand nombre ?
Chacun de nous pourrait fournir des milliers de raisons, de multiples explications, d’infinies justifications. Il nous a paru plus juste, pour une fois, de leur demander de prendre la parole.
Ce film, dit de reportage de fiction, tente d’éclairer l’Opinion : « Des voisins de ces bicots nègres ».

Med Hondo





MED HONDO, SIDNEY SOKHONA, SAFI FAYE, BOUBA TOURÉ, RAPHAËL GRISEY : VOIX DÉCOLONIALES

Attention mes frères. Bientôt, des façonniers habiles prendront le relais des producteurs et réalisateurs d’aujourd’hui. Les films nous viennent par le passé, de Hollywood, Rome, Londres, Paris mais bientôt de Johannesburg, vous savez, au sud de l’Afrique là, le bastion de la ségrégation. Eh bien, bientôt, ces films seront faits sur place, par nos propres frères qui se feront les prête-noms dociles et obéissant des mêmes sociétés étrangères pour nous endormir. C’est contre ce danger qu’il faut réagir et le seul moyen d’en sortir: la nationalisation des cinémas et des circuits de distribution. Oui, il nous faut un cinéma national, car mes frères, tout à son temps. Il est un temps pour accepter, il est un temps pour réfléchir, il est un temps pour dire la vérité. Aujourd’hui c’est le moment.

Cette tirade figure au début de Bicots-nègres, vos voisins (1973), réalisé par Med Hondo. L’acteur, Bachir Touré, face caméra, nous menace aussi bien qu’il formule là les bases d’un programme: se constituer, en tant qu’africain et en tant qu’immigré un espace de cinéma et de lutte autonome. Ce programme est constitutif de toute l’œuvre de Med Hondo mais également présent chez d’autres cinéastes africain.e.s – Sidney Sokhona, Safi Faye – qui ont fait des films dans les années 70. Ce cycle souhaite ainsi rassembler quelques-uns de ces films qui forment ensemble un contre récit de l’histoire du colonialisme et de l’immigration en France.
Contre-récit plus que jamais actuel et nécessaire, en témoigne la sortie cette année de Xaraasi Xanne (Voix croisées), réalisé par Raphaël Grisey et Bouba Touré. Film-somme, film-essai, film-recherche, Xaraasi Xanne revient sur ce foyer de luttes et de cinéma que furent les années 70 et ce qu’on peut en tirer aujourd’hui. Récit d’autant plus précieux que Bouba Touré a notamment joué pour Sidney Sokhona.

Alors qu’en Afrique, les westerns et les films de karaté «endorment les populations locales», alors qu’en France, la situation des immigrés est plus qu’invisibilisée, Soleil Ô (1971), premier film du réalisateur mauritanien Med Hondo, tourné en compagnie d’acteurs noirs engagés dans la compagnie de théâtre d’avant garde les Griots, fait l’effet d’un choc politique et esthétique. Sa forme s’autorise de multiples écarts: de la farce au cinéma-vérité, du théâtre didactique au dessin animé, de la tradition orale africaine à la chanson à texte. Le fond, ou le message du film, quant à lui, est clair, débarrassé de toute nuance: il s’agit d’hurler une injustice, celle que vivent les travailleurs immigrés en France.
Med Hondo poursuit ce cri avec Mes voisins (1970-1971), et Bicots-nègres, vos voisins (1973) dans lequel figure des scènes du premier. Ces deux films peuvent s’apparenter à des exposés pédagogiques de lutte des classes. Autre morceau de la tirade de Bachir Touré: « Moi, je voudrais qu’on nous explique au cinéma pourquoi il y a des riches et il y a des pauvres et surtout pourquoi les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres». Les films s’emploient à répondre à cette demande en mettant en scène des bouts d’histoires de l’impérialisme sur un mode souvent caricatural et bricolé. Les colonisateurs, ici, passent vraiment pour des méchants. Chose probablement rare et inaugurale pour l’époque. Aujourd’hui encore, ce manichéisme se justifie pleinement. À ces scènes de farces s’ajoutent aussi des parties plus proches du cinéma direct, où il est question de recueillir la parole des immigrés. Sans misérabilisme aucun, les travailleurs se racontent avec précision: racisme systémique, exploitation dans les usines, condition effroyable de logement. Rien n’est éludé et une chanson de Catherine le Forestier rythme encore l’ensemble:
«C’est vrai que nos grands-pères étaient des gens de bien
Qu’ils avaient des manières de chrétiens
Quand ils ont pris la terre d’Afrique aux africains
À deux pas de chez moi allez voir mes voisins»

Dans les mêmes années, Sidney Sokhona, un autre mauritanien immigré en France fait, lui aussi usage, du cinéma. Ses questions sont proches de celles de Med Hondo, avec qui il a travaillé sur le tournage des Bicots-nègres…: Savoir par exemple «si l’immigration est capable ou non de s’exprimer en tant que force?» ou s’il est possible de «créer une unité entre les immigrés eux-mêmes?» Sokhona répond de manière différente qu’Hondo, à qui il reproche une surenchère de théorie et de commentaire. Le cinéma de Sokhona entend donner un discours plus clair encore à des immigrés dont le français reste encore peu accessible. Cela donne Nationalité immigré en 1975, qui raconte les innombrables obstacles rencontrés par un travail noir à Paris. Les obstacles sont partout: du côté du patronat comme des régies ou plus étonnant encore du côté de la gauche syndicale ou alors au sein même de la communauté.
Ce rapport complexe à la gauche est plus palpable encore dans Safrana ou le droit à la parole (1978). Les syndicats mènent différentes luttes dans les usines et se saisissent de la condition des immigrés pour asseoir leurs revendications. Mais les objectifs ne sont pas les mêmes pour tous. Lutte des classes encore. Car dans la perspective d’un retour au pays, l’automatisation du travail à l’usine est peu utile aux immigrés. Alors, dans Safrana ou le droit à la parole, quelques ouvriers désertent l’usine pour des stages dans la campagne française. L’un débarque chez un paysan en difficulté. Un autre chez un menuisier, forcé à abandonner ses terres. Et d’autres chez un sourcier, dont le rôle est de trouver de l’eau sous la terre. Il s’agit, pour cette bande – parfois plus journaliste que stagiaire – d’apprendre des savoir-faire, au bord de l’oubli en France mais adaptables en Afrique.

Sur la question de l’autonomie des moyens de production sur le continent africain, il existe le très beau Lettre paysanne (1975) de la cinéaste sénégalaise Safi Faye. Après des études d’ethnologie à Paris, Safi Faye retourne dans le village de ses ancêtres et propose aux habitants, de rejouer leur propre vie, devant la caméra. Vie âpre, car comme on le voit dans Safrana…, aussi bien en France qu’en Afrique, le monde rural se meurt face au capitalisme. Safi Faye explique cela en ces termes: «j’ai voulu mettre l’accent sur ce monde qui seul peut sauver l’Afrique, arrivé à son autosuffisance alimentaire. On n’a pas d’industrie, on n’a pas de pétrole, donc il faut cultiver pour que les enfants qui naissent puissent manger à leur faim. Dans tous les sens, j’ai soulevé le problème rural. J’ai imposé que je suis une paysanne, que je ne suis pas de la ville et qu’aucun africain n’est de la ville.»

Xaraasi Xanne (2022) de Raphaël Grisey et Bouba Touré revient également sur une expérience agricole menée au Mali à partir des années 70. On comprend dès lors que la fiction de Sokhona, Safrana…, s’est traduite dans le réel. La coopérative de Somankidi Coura a effectivement été fondée par d’anciens immigrés africains vivant en France. Dans le passé comme au présent, Bouba Touré joue ici un rôle de guide: « Je veux vivre dans le temps ; comme je ne veux pas mourir, je marche avec le temps.» On le voit à Paris, dans son appartement-musée, occupé à exhumer son infini d’archives. C’est que Bouba Touré n’a cessé de faire des allers-retours entre le Mali et la France. En France, pour accompagner la lutte des sans-papiers. Au Mali, pour mener à bien ce projet de coopérative agricole. Ses archives filmiques ou photographiques viennent ainsi témoigner de multiples voies d’émancipation mais laissent parfois un constat amer: des années 70 à aujourd’hui, la condition des immigrés reste, en France, catastrophique.

Enfin, retour à cette idée de contre récit avec la fresque de Med Hondo, West Indies ou les nègres marrons de la liberté (1979). Pamphlet contre la colonisation française aux Antilles, le film, tout entier, se déroule dans un décor unique: un vaisseau négrier où se superposent toutes les strates sociales: au fond du bateau, dans la cale, les esclaves, la classe moyenne sur le pont principal et tout en haut, sur le pont supérieur, les colons. Hondo reconstitue dans cette forme de théâtre populaire et politique tout un pan de l’histoire coloniale et panafricaine – de la traite des esclaves à la Vème République. Terminons par quelques mots du cinéaste au sujet de son film: «Je voulais affranchir le concept même de comédie musicale de sa marque de fabrique américaine. Je voulais montrer que chaque peuple sur terre a sa propre comédie musicale, sa propre tragédie musicale et sa propre pensée, façonnée par sa propre histoire. […] West Indies n’est pas un film plus caribéen qu’africain. Il convoque tous les peuples dont le passé est fait d’oppression, dont le présent est fait de promesses avortées et dont le futur reste à conquérir.»

Tom et Nathan