Amerika, rapports de classe


mar. 31 mai 2022   20h30
Réalisation
Danièle Huillet - Jean-Marie Straub
Cycle

L'internationale Huillet-Straub

AMERIKA, RAPPORTS DE CLASSE, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, Allemagne, France, 1983, 130’, Vo, sous-titré français

Adapté du roman inachevé de Franz Kafka, L’Amérique, publié après la mort de l’écrivain, en 1927, le film narre la chute sociale inéluctable de Karl Rossmann, jeune adolescent allemand issu de la bourgeoisie. Contraint par ses parents à s’exiler aux États-Unis après avoir « fauté » avec la domestique, il côtoie toutes les classes sociales de l’Amérique des années 30 et cherche sa place dans une société rongé par l’individualisme du capitalisme naissant.

LES STRAUB

Un soir, à Beaubourg, mêlés à quelques curieux, clochards et autres vigiles, quelques membres de l’I.S. («Internationale Straubienne») se retrouvent à la façon de premiers chrétiens, qui, avant d’aller souffrir le martyre, auraient commencé par fonder un ciné-club itinérant. Grâce à Franz Kafka (que Beaubourg honore), ils ont pu voir en avant-première le dernier film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, inspiré de «l’Amérique».
Amerika/Klassenverhältnisse est le titre allemand du film. Des deux, le mot le plus long et le plus maxien signifie «rapports de classes». Et les mots étant ce qu’ils sont (plutôt joueurs), c’est bien de «classe» qu’il s’est agi ce soir-là. Mais au sens où un éducateur la fait, au sens où on peut la redoubler, ou avoir (comme beaucoup, de plus de en plus) envie de la «sécher». Bien à tort. Pédagogues non-conformistes, les Straub, faufilés entre les questions (naïves, savantes ou agacées) de leur public d’un soir, ont fait un brillant numéro. Pendant que les femmes de ménage de Beaubourg (rapport de classe oblige) nettoyaient la salle de projection et que les vigiles (idem) talkaient-walkaient, ils ont parlé cinéma. Et, comme on dit chez Renoir: ces choses-là, «ça se perd».

Straub n’a jamais fait recette (un peu quand même, pour la Chronique d’Anna Magdalena Bach, 1967) mais ses films ont souvent fait peur. Cette façon de prendre le cinéma à bras le corps – body and soul – est vraiment trop loin des théories de la communication molle et du ciblage obligé telles qu’on les parle dans le showbiz. Trop «hard», trop simple. Et en plus, les Straub ont eu le mauvais esprit de ne jamais présenter leur travail comme «marginal» mais – nuance – comme minoritaire. Ils ne sont même pas dans un ghetto, mais d’où ils sont, ils tiennent au Cinéma comme à un fil d’Ariane. Faux juif (mais il a consacré un tryptique à la question), vrai exilé (de Metz à Rome en passant par Munich), objecteur de conscience (pour cause de Guerre d’Algérie, 1959, amnistié en 1971), Jean-Marie Straub, né en 1933, est «trop vieux» (l’un de ses leitmotive) pour parler de ses films autrement qu’en grand seigneur. C’est lui qui est pauvre mais ses films (qui sont aussi ceux de Danièle Huillet) sont comme des enfants qui ont, comme disent les pauvres, «tout ce qu’il faut».

Pas un centime, pas une lire, pas un mark dont Straub (et surtout Huillet) ne connaissent personnellement la provenance, la circulation et l’usage. La bonne compréhension «des rapports de classes» commence tout bêtement par celle du rapport qualité-prix. Et c’est bien parce qu’il a perdu ce rapport de vue que le cinéma actuel est menacé par l’inflation et par la boursouflure. Straub-Huillet (comme Godard, Duras ou Rohmer) sont par excellence les ciné-artistes (je ne dis pas «auteurs», je le fais exprès) de l’époque où l’image et le rôle du producteur se sont effacés. Produire, pour eux, c’est produire tout à la fois leur vie et leur œuvre, ou plus modestement, leur travail et leur force de travail.

Ce qui précède n’est pas une précaution oratoire pour présenter, une fois de plus, les Straub et leur cinéma comme «incontournables», «ascètes rigoureux», «sublimes mais chiants». Cela n’a été que trop fait. Et puis il y a trop de ressentiment dans la façon dont on dit du bien des «purs», trop de haine envers l’illusion qu’ils nous donnent d’avoir choisi eux-mêmes, c’est-à-dire sans nous, les contradictions où vivre (les Saints sont infréquentables, on ne peut les rencontrer que de temps en temps, d’où l’I.S). Ensuite il y a que depuis 1962, neuf longs métrages et cinq courts constituent – qu’on le veuille ou non – une œuvre (prenez garde à ce petit mot : il y aura encore des beaux films mais qui nous dit qu’il y a aura encore des «œuvres» de cinéma?).

Enfin, le temps joue pour les Straub. Pas parce qu’ils deviendraient soudain très populaires (encore qu’Amerika/Klassenverhältnisse soit leur film le plus limpide) mais parce que la distance qu’ils ont mis très tôt entre eux et le «monde du cinéma» et la solitude qui est le lot de ceux qui ne comptent «que sur leur propres forces» deviennent le sort commun et obligé des cinéastes plus jeunes, qui aujourd’hui, c’est-à-dire bien tard, auraient la légèreté de vouloir bénéficier de l’aura romantique et de la «liberté d’expression» de l’auteur sans avoir eu le temps s’aguerrir à ce que cela signifie. Ce temps, les Straub, (sans doute parce qu’ils étaient deux) n’ont pas perdu du temps à le prendre. Et si, ce soir-là, dans l’entresol cafardeux de Beaubourg, il y avait quelque chose de fort qui passait dans ce qu’ils disaient, quelque chose qui interroge le monde par le moyen du cinéma, c’est qu’ils ont mis tout leur orgueil à penser que rien, jamais, ne leur serait dû.

3 octobre 1984
Serge Daney