Géologie de l’humanité, à propos de Reis et Cordeiro



« Nous pouvons parler presque d’une espèce de dépôt géologique à propos des habitants du Tras-os-Montes. Quand nous faisons ça, c’est pour une richesse des types. Les différences d’âges sont comme des sédiments de géologie. C’est une espèce de coupe dans la géologie d’un terrain social. C’est trop violent. Pas une information, mais une expression. Les choses sont doucement marquées par les modulations saisonnières. Il n’y a pas tellement de gens. L’immigration a en effet redéfini la densité des âges. Mais cela subsiste comme si tu faisais une coupe dans un terrain. C’est une richesse fantastique. En même temps c’est un désert. »
Antonio Reis

Les films de Margarida Cordeiro et Antonio Reis relèvent d’une relation non historique au temps humain. Leur beauté est avant tout géologique : ils tentent de rendre visible, audible une nouvelle géologie de l’humanité. Projet follement marginal dans un art du XXe siècle porté à récapituler les époques et les figures historiques, les ressuscitant comme sous l’emprise d’une dernière pulsion de mort. Mort dont Pasolini disait, gardant en mémoire les dernières pages d’Ivan Illitch, qu’elle est un « fulgurant montage de notre vie ».

Or ce qui frappe dans les films de Reis et Cordeiro, c’est l’étrange vitalisme, le non-catastrophisme qu’ils sécrètent : ayant évacué toute narration linéaire, ils n’affrontent pas le spectre de la fin de l’histoire, mais bien la pulsation pressentie de son commencement. Ce sont des films qui «peuvent être vus comme s’ils étaient les premiers films surgis de la terre et s’échouant sur elle », dit Margarida Cordeiro. Semblables à n’importe quelle nouvelle de Kafka – auteur capital pour leur œuvre – ils sont la coupe géologique d’un temps travaillé comme fragment et bloc d’illimitation excentrique plutôt que segment limité, concentrique. Car si le présent recueilli par la caméra nous donne une vision limpide du passé et du futur, il n’indique aucune direction vers laquelle penser et nous enjoint plutôt à regarder le proche à travers le lointain, le présent sous le prisme de tous les temps, diffractés en d’infinies variations de couleurs.

C’est depuis le désert formé par l’érosion du vivant au contact de la civilisation (au sens où Fourier entendait le processus de déracinement des formes de vie) qu’une existence jaillit en s’appuyant sur ce qui l’a géologiquement – et non plus historiquement – précédé et l’excèdera. Les cinéastes appellent ce plan intemporel « table rase », dont témoigne le début de Tras-os-Montes, ouvert par la voix rocheuse, karstique d’un jeune berger regroupant son troupeau. Elle est d’abord entendue en off, comme un borborygme sans âge, tandis que s’étend à perte de vue le plateau de cet « au-delà des montagnes » – région au Nord-Est du Portugal que Cordeiro et Reis ont exploré tout au long de leur œuvre. Un zoom cadrant un dessin rupestre dresse une correspondance entre ce paysage de plateau, le chant du pâtre, et un passé qu’on imagine si lointain qu’il est bien plus présent, dans sa permanence irréfutable, que les quelques années qui nous séparent du film. « Pas une information, mais une expression. », disait Reis. La roche sur laquelle apparaît l’image dédoublée du jeune berger, celle de son ancêtre de dix mille ans, lie cette figure humaine à une expression sans histoire, anhistorique. Tracés sans histoire comme le sont les dessins de leur premier film Jaime, artiste qui sait plus que tout moderne que nous n’avons jamais quitté la préhistoire.

Les cinéastes, se fiant à une sensibilité paysanne au changement, constatent que tout est vie : tel arbre, telle ribambelle d’oies, tel nuage constituent un soubresaut du temps éternellement donné. Ce qui place ce cinéma loin d’un régionalisme apeuré face au constat facile d’un déclin culturel. La vie humaine, jamais complètement fixée au destin de la métropole mondiale, y est maintenue à une présence au monde en avance sur tout ce qui prétend rattraper la « course au progrès ». Comme le dit Reis à propos des habitants : « on sent que parfois ils sont plus près du futur que les gens de la ville. Par exemple, si Lisbonne manque d’eau vingt-quatre heures, c’est la névrose collective ! Comment, dans la dureté de sa vie, un paysan affronte-t-il la neige, le feu, la chaleur, etc. Avec quelle endurance. » Endurance analogue au temps qu’a requis la mise au monde de ces films – neuf ans pour Ana – façonnés par stratification d’apports successifs, accumulation d’expériences de vie.

Cette endurance, on pourrait aussi l’appeler gravité, ce qui n’est pas seulement un phénomène de physique, mais aussi un sentiment. Dans Tras-os-Montes comme dans Ana, ce sont les enfants qui en sont les plus doués, et leurs jouets en témoignent : toupie, boule de cirque, bilboquet. Comme des fruits pas assez mûrs pour tomber et rouler jusqu’aux plaines où les parents partent épandre leur soif, ces êtres sont dans un état de présence aux choses bouleversantes, que ce cinéma à la fois attentif et distrait accompagne.

Les occupations enfantines sont toujours funambules, relatives à la gravité : balade le long d’une rivière gelée dont les flots fuyants sont frôlés par des branchages pris dans la glace, roulement de leurs corps dévalant comme des troncs d’arbre le long d’une pente, entrecroisement de leurs bras au bout desquels des pommes se tiennent comme des planètes mises en orbite. Qui, enfant, n’a jamais joué à ces jeux ? Et quel adulte n’a jamais cédé à la gravitation morbide qui lui fait renier la pesanteur réjouie de son propre corps ?

Dans ces films, les adultes fuient les enfants, comme les enfants font fuir les adultes. Dotés d’un rayonnement excentrique, centrifuge, qui paradoxalement les fait rester sur place comme des toupies sans quitter leur terre, les enfants renvoient au loin leurs géniteurs vers l’espace incompréhensible de la plaine et de la ville, d’où ils arrivent et repartent (« Il est revenu aussi riche qu’il est parti », dit une femme d’un de ses parents). Force centrifuge perçue dans cette scène où une petite fille voit son père sans l’entendre, et le regarde partir tel un objet qui roule vers un point de fuite à la conclusion infinie. Les enfants sont les seuls à ne pas errer, à n’être pas encore suffisamment conscients de l’attraction centripète des trous noirs qui jalonnent le monde. Dans les villages, on dit de quelqu’un qui habite à la ville qu’il est parti « en bas ». Parmi les enfants restent les vieillards, compagnons de leur habitude : tous deux habitent ce lieu pendant que les autres, périodiquement, le désertent.

Mais ces descriptions engouffrent peut-être les films eux aussi dans le trou noir du langage, tant leur poésie se suffit par une simple présence (« Le cinéma a un langage propre », dit Reis). Celle-ci réfute d’avance toute analyse, et comme Kafka, elle porte en haine les symboles, car elle voit dans la réalité une multitude de gestes minéraux pourtant bien biologiques, porteurs d’un sens cosmique que seule une certitude pourra nous faire approcher. Certitude qu’entre cinéastes, spectateurs et acteurs, on a affaire au même monde.

L’important est que ces films puissent exister, et continuer de témoigner pour un monde qui n’a jamais été perdu mais qui s’efface petit à petit sans que nous ne nous en apercevions. Le dernier film de Margarida Cordeiro et Antonio Reis, Rosa de Areia, est le plus sombre et désespéré de tous. Il rompt martialement avec l’innocence. Affirmant que « la terre n’est qu’un lieu, mais ce n’est même pas un lieu normal », il tente de ne pas laisser le bruit du désastre planétaire gommer l’éternité où lui-même finira par chuter en même temps que nous, au moment ou nous pourrons enfin « changer d’astre » (Blanchot).

Antonin Ivanidze