FEVRIER 2023 – AFFICHE ET ÉDITO



Il y a trois ans, Netflix distribuait Les Sept de Chicago d’Aaron Sorkin, une fiction qui revenait sur le procès des militants condamnés pour leur présence à une manifestation contre la guerre du Viêt Nam, tenue à Chicago en 1968 lors de la Convention nationale démocrate. Ah tiens, une fiction de gauche sur Netflic? En fait non, plutôt un objet sympathique. Les flics en manif y ont l’allure de marionnettes, le juge, comme souvent dans les films de tribunal, y est très méchant, et les sept condamnés sont hissés au rang de héros charismatiques. Le film fait ainsi rentrer l’événement dans la mémoire collective en le rendant aisément assimilable et domestiqué. Suite à cela, on a souhaité voir un peu comment le sujet avait été traité au moment des faits. On a trouvé une série de films qui démontrent que Les Sept de Chicago n’est rien d’autre qu’une formidable entreprise de déni, d’oubli quant au niveau de violence imposé par l’État américain à ses concitoyen.ne.s dans ces années-là. Ainsi, pour réunir ces cinq films – MEDIUM COOL (Haskell Wexler, 1969), LISTEN AMERICA ! (Edouard de Laurot, 1969), PUNISHMENT PARK (Peter Watkins, 1971), AS ABOVE, SO BELOW (Larry Clark,1973) et UNDERGROUND (Mary Lampson, Emile de Antonio, Haskell Wexler, 1976) – autour d’un titre, la phrase du militant H. Rap Brown entendue dans UNDERGROUND nous a paru de circonstance: “La violence est aussi américaine que la tarte aux cerises”. C’est-à-dire que tous les américain.e.s goûtent à cette violence. C’est le fond de l’air du pays. Et dès lors que des groupes reconnaissent que “nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes possibles” (dixit les Straub), dès lors que ces groupes contestent ce monde, l’interrogent, ils se retrouvent alors brutalement en prise avec la violence. C’est le mouvement à la fois terrible et courageux de ces films que de chercher les moyens de mettre en scène cette conflictualité. Et problématiser les voies de sortie envisagées: pacifisme ou lutte armée, avec ou sans la dope pour expérimenter de nouveaux rapports sociaux, avec ou sans la convergence des luttes autour de la race, du genre et des classes sociales. Ces contradictions qui ont façonné ces années et ces films restent toujours pertinentes aujourd’hui, pour se demander encore une nouvelle fois: que faire ou comment faire face à la violence politique?

Que faire? Commencer peut-être par se raconter. C’est ce à quoi se sont consacré.e.s plusieurs cinéastes afro-américain.e.s entre les années 70 et 80. Leurs films – SEVERAL FRIENDS (1969), THE HORSE (1973), KILLER SHEEP (1978) et MY BROTHER’S WEDDING (1983) de Charles Burnett, LOSING GROUND (1982) de Kathleen Collins et BLESS THEIR LITTLE HEARTS (1983) de Billy Woodberry – viennent après les émeutes, après Martin Luther King, après Malcolm X, après les Black Panthers. Dès lors, le travail de ces cinéastes n’a pas été d’enregistrer l’insurrection mais de recourir à la fiction pour documenter la condition de vie des leurs dans les ghettos. Si dans ces films, le Blanc et la police sont éliminés du champs visuel, il n’en reste pas moins que les tensions sont vives à l’intérieur de la communauté. Tensions car le chômage ronge le quartier et que derrière, tout se fragilise: l’amour, la famille, l’amitié. Ainsi, ces situations tragiques trouvent écho dans la forme même des films, à savoir des mélodrames qui, s’ils sont chargés d’affect, n’abandonnent pas une rigueur d’observation sociologique.

Pour anticiper ces films afro-américains, on a à cœur de montrer SAINT OMER d’Alice Diop. Autre pays, la France, autre époque, celle d’aujourd’hui. Mais la même ligne directrice: à savoir qu’il existera toujours un lien de causalité évident entre être femme racisée et être sujette au drame, tant que la question du colonialisme et du patriarcat n’aura pas été traitée. Ce lien, l’idéologie de l’assimilation a participé à l’effacer, à le rendre invisible. Ces films, et c’est bien parce qu’ils sont réalisés par des personnes concernées, parviennent à rendre ce lien à nouveau sensible. Chez Alice Diop, cela passe par la fictionalisation d’un fait divers – une femme noire exilée en France est accusée d’avoir tuée sa fille de quinze mois – et le choix de circonscrire le récit au procès. La réalisatrice contourne ou déjoue le raccourci médiatique pour laisser les enjeux moraux et l’histoire se complexifier au fur et à mesure des prises de parole. On est heureux que Kayije Kagame, une des actrices du film, vienne au Spoutnik pour discuter de ce film important avec nous.

Ce mois-ci, nous montrerons aussi, côte à côte, FUKU NASHI et LE ROI N’EST PAS MON COUSIN, les films de Julie Sando et d’Annabelle Aventurin. Julie et Annabelle ont en commun d’être allées trouver leur grand-mère dans leur pays d’origine. La Guadeloupe dans le cas d’Annabelle et le Japon dans le cas de Julie. Dans les deux cas, s’impose une cohabitation entre la petite fille, la grand-mère et le cinéma. C’est ce qui circule entre ces trois instances qui passionne et émeut: les silences, les secrets, ce qu’on peut imaginer de l’histoire familiale, de la mémoire de l’exil, de l’histoire coloniale. Ainsi, ces récits sont incomplets et faits de trous. Et les films, plutôt que chercher à combler les espaces, les laissent volontairement vacants, ce qui les rend à la fois très justes et modestes sur l’épreuve de la transmission.

On prolongera également l’expérience du séminaire de Federico Rossin autour du monde paysan en projetant une fois, au cœur du mois, le film NUESTRA VOZ DE TIERRA, MEMORIA Y FUTURO de Marta Rodriguez et Jorge Silva. Pendant plus de cinq ans, Marta et Jorge collaborent avec une communauté indigène en lutte dans la région Coconuco en Colombie. Et de cette complicité découle un film assez extraordinaire, riche de tout ce qui fait la puissance de ce peuple: poésie, mythologie locale, conscience de classe et rapport singulier à la terre .

Enfin, pour terminer, le rituel du mois, l’Internationale Straub/Huillet avec OTHON ou LES YEUX NE VEULENT PAS EN TOUT TEMPS SE FERMER OU PEUT-ÊTRE QU’UN JOUR ROME SE PERMETTRA DE CHOISIR À SON TOUR et cette phrase de Marguerite Duras: « Ne soyez pas con, allez voir Othon ! ».

Tom et Nathan