4 FILMS DU POÈTE-BRICOLEUR OCCITAN JEAN FLÉCHET

EXPÉRIMENTAL OCCITAN

En feuilletant le premier catalogue du CJC, publié en 1971, on s’aperçoit que la ligne de démarcation entre l’avant-garde et le cinéma d’auteur, selon la distinction proposée par Peter Wollen, reste encore poreuse. 1
On y trouve par exemple les noms d’Adolfo Arrieta, de Roger Andrieux, de Marguerite Duras, de Jean Eustache, d’Yvan Lagrange, de Sarah Maldoror, du groupe Medvekine ou de Luc Moullet. Autant d’exemples d’un cinéma « qui ne s’insère pas ou ne désire pas s’insérer dans ce que l’on a coutume d’appeler le système », pour reprendre les termes du catalogue, mais qui ne recoupe pas de ligne esthétique ou éditoriale clairement définie. La délimitation stricte du champ expérimental en France s’avère complexe, difficile, ambivalente.
C’est ainsi que l’on trouve trois films du cinéaste Jean Fléchet (La Sartan, La Faim de Machougas et Traité du rossignol) qui ont
la particularité, pour les deux premiers, d’être parlés en occitan. Tourné à Caderousse, dans le Vaucluse, La Sartan est une farce villageoise, populaire et burlesque, autour d’une poêle et d’une mégère (les deux sens du mot sartan en occitan). Proche du cinéma des attractions et du théâtre amateur par son jeu appuyé, ses numéros fantaisistes et ses gags visuels, La Faim de Machougas, tourné durant l’automne 1963, narre les aventures d’un personnage affamé, mangeant sans répit, goinfre, glouton, dévorant saucisses, fromages et cerises à l’eau de vie, enrubanné de spaghetti, qui ne trouvera de paix que dans les plaisirs de l’amour et l’attachement à sa terre, la tête plongée tendrement dans l’humus. Difficile de ne pas interpréter ses déboires comme une allégorie du peuple occitan aliéné, dépossédé de sa propre culture. Fléchet décide de diffuser le film sur un mode ambulant, avec camionnette et projecteur, dans les villages du Vaucluse. C’est, dit-il, l’aventure d’un tourneur de village. « J’avais ma salle de montage chez moi. Le soir nous passions les films, attentifs aux réactions du public. Nous en parlions à la sortie et cela m’amenait à modifier de jour en jour des détails du montage. J’avais l’impression de modeler le film en fonction de la réponse du public. 2» La question de la diffusion est décisive à ses yeux. Fléchet ne sépare pas la production de sa diffusion, et opte pour une distribution locale, rurale, indépendante. Ayant eu vent de cette expérience, le Ministère de la culture, par le biais du CNC, diligente une enquête.
Sous prétexte d’une absence de patente d’exploitant, malgré les démarches préalables du cinéaste, une saisie administrative est faite, les films sont confisqués et mis sous scellés. Si l’épisode semble relever de la seule mesure administrative, il entrave pourtant (le fait est curieux) la possibilité d’un cinéma occitan, c’est-à-dire en langue occitane, se donnant les moyens de sa propre autonomie.
On comprend mieux pourquoi les films de Jean Fléchet, en rupture avec le système d’exploitation traditionnel, se retrouvent au catalogue du CJC. Mais leur présence reste un peu inattendue par leur esprit carnavalesque, leur caractère populaire, l’attachement à la langue occitane. La ligne éditoriale du CJC reste, certes, encore labile en ces années-là. En témoigne un document daté de 1972 qui affiche de profondes dissensions internes 3. Deux manifestes virulents de Joël Magny et Yves-André Delubac expriment le refus d’un cinéma parallèle, situé à la marge, et insistent sur la nécessité de porter la contradiction au cœur du système en transposant la lutte des classes dans le champ culturel. Mais un troisième texte retient notre attention : il s’agit d’une lettre de Jean Fléchet adressée au comité de sélection des Rencontres internationales du Jeune Cinéma à Toulon. Il reproche à ses membres de ne privilégier qu’un « certain type de démarches cinématographiques, assez formelles », qu’il trouve pour sa part, « intéressantes, mais qui ne sauraient être représentatives de que ce que se veut un cinéma libre, aujourd’hui ». Or, il existe déjà, dit-il, un cinéma hors-système, « principalement en province », qui ne rencontre qu’un « accueil assez frustrant » au sein du CJC. À rebours d’un certain
« ostracisme doctrinaire » ou d’un « ésotérisme guindé », il revendique un « cinéma foisonnant, végétal, populaire, vulgaire au sens
très fort du mot », c’est-à-dire « un véritable cinéma brut ».
Dès 1975 on relève les noms de Maya Deren, Takahiko Iimura, Jonas Mekas, Werner Nekes ou Gregory Markopoulos dans le catalogue du CJC, attestant une reconnaissance du canon expérimental. Les films de Jean Fléchet ont disparu. Les raisons de cette absence sont sans doute multiples, ne relevant pas du seul jeu idéologique, mais aussi d’affects, d’aléas et de contraintes matérielles. Au cours des années 1970, au diapason des mouvements occitanistes et des luttes politiques nés dans l’après 68, le cinéma occitan essaime à travers différents collectifs ou groupes. Citons Ciné-Oc, créé à la fin de l’année 1970 à l’initiative de Guy Cavagnac et Henry Moline, « destiné à promouvoir la création et la diffusion des travaux audiovisuels révélant les différentes réalités du pays d’Oc ». Né en 1974, le collectif Cinoc, autour de Michel Gayraud, encourage la production et la diffusion de films militants en Super 8 ancrés dans les réalités sociales de l’Occitanie. À partir de 1977, Jean Fléchet crée pour sa part l’association Tecimeoc (Télévision cinéma méridional occitan), dédiée au développement de la télévision et du cinéma méridional et occitan, accompagnée d’une revue. « Volem que nostre païs acabesse d’estre solament un décor agradiu e comode » (Nous voulons que notre pays cesse d’être seulement un décor agréable et commode). Si le cinéma occitan revendique une autonomie culturelle et linguistique, il excède aussi le seul programme régionaliste pour désigner un cinéma différent, de rupture, qui invente non seulement ses modes de production et de diffusion, mais aussi ses critères esthétiques. « Si nous faisons des films de fiction, il ne suffit pas de mettre en scène des histoires, des acteurs, des décors occitans. Est-il pensable que nous nous contentions d’utiliser le code iconographique hollywoodien pour raconter nos histoires ? Ce n’est pas non plus dans la mode parisienne qu’il faut chercher notre esthétique, mais plutôt dans la tradition carnavalesque ou dans Les Mille et Une Nuits », écrit Jean Paul Aubert 4. Occitan est le nom d’une promesse.
On sait combien l’idée régionaliste a rencontré le concept de colonialisme. Loin de ne voir dans l’histoire de France que la révélation progressive d’une nation latente, l’écrivain et théoricien du régionalisme Robert Lafont analyse dans son essai Sur la France, publié en 1968, la construction de la nation française par la force et l’occupation selon un modèle colonial (la Croisade albigeoise en est l’un des épisodes cruciaux) 5. Il met en parallèle le colonialisme extérieur (la situation algérienne) et le colonialisme intérieur (la réalité provinciale française, dont les cultures et les langues ont été réprimées). Le concept de colonialisme intérieur aura constitué autour des années 1970 un concept familier aux discours militants régionalistes. Mais la situation du cinéma n’offre-t-elle pas des aperçus semblables ? On se souvient des remarques de Jean Eustache à propos du cinéma : « Je suis dans la nuit, je suis citoyen d’un pays occupé par des forces étrangères, cette occu- pation m’empêche d’être vraiment libre et je ne sais pas combiende temps elle va durer. 6»
Pourtant, malgré ces points de contact, la rencontre ne se fait pas. Une passerelle ne s’est pas vraiment établie entre le CJC et le cinéma occitan. On peut s’interroger sur ce rendez-vous manqué. Était-il seulement possible ? Assurément la situation parisienne du CJC, centralisée, constitue un obstacle de taille, et l’identité régionale, les langues minoritaires, n’ont pas représenté pour nombre de cinéastes expérimentaux un enjeu décisif. Mais ce qui n’a pas eu lieu est-il destiné à disparaître ? Peut-on écrire aujourd’hui une histoire contrefactuelle qui verrait l’émergence d’un cinéma expérimental occitan, indépendant, futuriste, hors-système ? S’il y a un cinéma du réel, et personne ne doutera qu’il ait son droit à l’existence, il doit bien y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le cinéma du possible.

Erik Bulot




LE TRAITÉ DU ROSSIGNOL

UN FILM DU POÈTE-BRICOLEUR OCCITAN JEAN FLÉCHET


C’est à la faveur d’une homonymie que le récit s’amorce (le mot rossignol désigne à la fois l’oiseau aux trilles mélodieuses et un jeu de clefs pour crocheter les serrures). Muni d’un magnétophone, Vigo, jeune homme nonchalant, se rend dans le Vaucluse pour enregistrer le chant du rossignol à la demande d’un compositeur de musique électronique et rencontre, le temps d’une nuit printanière, dans une demeure abandonnée, deux voleuses, Mélanie et Lela, à la recherche d’on ne sait quoi. Cette rencontre impromptue sera ponctuée d’apparitions cocasses : un cycliste-randonneur extrêmement fatigué ; un vendeur d’édredons péremptoire accompagné de son épouse endormie, arrivés tous deux en hélicoptère ; une assemblée de villageois qui se barbouille de miel ; le père de Mélanie, ami des commissaires et des procureurs, en proie au délire verbal ; une figure féminine mystérieuse qui personnifie la chouette. Dans la pénombre éclairée de bougies, la fable est placée sous l’invocation magique du vieux Voronov, l’ancien propriétaire russe de la demeure, possesseur d’un jardin fruitier fabuleux.

LA FAM DE MACHOUGAS + LE SARTAN

4 FILMS DU POÈTE-BRICOLEUR OCCITAN JEAN FLÉCHET


Machougas, employé aux écritures d’une mairie de Provence, a toujours faim. Machougas a toujours très faim, une si grande faim que rien ne peut le rassasier. Sa journée est dévolue aux boudins, pâtés, viandes et poissons. Une fable portée par le personnage magnifique de Pierre Aubert, Buster Keaton provençal, naïf et amoureux. Humour, invention cinématographique ont fait de ce film un classique du cinéma de langue d’Oc.

L’ORSALHER

4 FILMS DU POÈTE-BRICOLEUR OCCITAN JEAN FLÉCHET


L’Orsalher, c’est Gaston Sentein, un des sept fils d’une famille de bûcherons ariégois, qui imprégné de la la légende de Jean de l’ours, s’arrache à son pays, à sa famille et à sa fiancée dans les années 1840 pour gagner sa vie sur les routes du Sud-Ouest comme montreur d’ours. Il rencontrera à Toulouse le colporteur en livre, propagateur des idées nouvelles, et découvrira, grâce au français la langue de l’écrit, un nouveau mode de raisonnement, spéculatif et théorisant. Entre légende et récit d’aventure, ce voyage initiatique fait la part égale entre la chair et l’esprit, le goût du terroir et la soif de voyages, les nécessités de la vie individuelle et l’avenir de la collectivité.